De belles photos
Je descendais Leavenworth Avenue à pied, en faisant très attention de ne pas penser à Babylone, quand tout à coup un jeune homme âgé d’une petite vingtaine d’années m’a repéré de l’autre côté de la rue et s’est mis à faire de grands signes avec les bras dans ma direction.
Je ne l’avais jamais vu.
Je ne savais pas qui c’était.
Je me suis demandé ce qui se passait.
Il avait très envie de traverser la rue pour me rejoindre, mais le feu était au rouge et il attendait qu’il change de couleur. En attendant, il n’a pas cessé de me faire de grands signes avec les bras ; on aurait dit un moulin fou.
Quand le feu a changé, il a traversé la rue en courant pour me rejoindre.
« Salut, salut », dit-il comme un frère qu’on a perdu de vue.
Il avait le visage couvert d’acné et ses yeux étaient atteints de faiblesse de caractère. Qui c’était ce mec ?
« Vous vous souvenez de moi ? » dit-il.
Je ne me souvenais de rien du tout, et même si je m’étais souvenu, je n’en avais pas envie ; mais, comme je disais, je ne me souvenais de rien du tout.
« Non, je ne me souviens pas de vous », dis-je.
Il était habillé, fallait voir.
Il avait aussi mauvaise allure que moi.
Quand j’ai dit que je ne le connaissais pas, il a pris un air très abattu, comme si nous avions été très bons amis et que je l’avais oublié.
Mais enfin, merde, d’où il sortait ce type ?
Du coup, il s’est mis à regarder ses pieds, comme un chiot qui vient d’être puni.
« Qui êtes-vous ? j’ai demandé.
— Vous ne vous souvenez pas de moi, dit-il tristement.
— Dites-moi qui vous êtes, comme ça je me rappellerai peut-être », dis-je.
Il secouait maintenant la tête d’un air désespéré.
« Bon, allez », j’ai fait. « Crachez : qui êtes-vous ? »
Il a continué à secouer la tête.
J’ai repris mon chemin.
Il a tendu le bras et a touché ma veste de la main, pour empêcher que je m’en aille. J’avais désormais une raison supplémentaire de faire nettoyer mon veston.
« Vous m’avez vendu des photos, dit-il doucement.
— Des photos ?, j’ai fait.
— Ouais, des photos de dames déshabillées. C’était de belles photos. Je les ai emportées chez moi. L’Ile au Trésor, vous vous rappelez ? L’Exposition universelle ? J’ai rapporté les photos chez moi. »
Et merde ! Alors comme ça, il avait emporté les photos chez lui !
« Il m’en faudrait d’autres, des photos », dit-il. « Elles sont vieilles maintenant, celles-là. »
Je me suis imaginé à quoi pouvaient aujourd’hui ressembler ces photos, et ça m’a fait frémir.
« Vous en avez d’autres que je pourrais acheter ? dit-il. J’ai besoin de photos neuves.
— Ça fait longtemps de ça, dis-je. Je ne m’occupe plus de ça maintenant. J’ai juste fait ça une fois.
— Mais non, c’était en 1940, dit-il. Ça ne fait que deux ans. Il ne vous en reste pas quelques-unes ? Je vous en donnerai un bon prix. »
Il me fixait maintenant avec des yeux de chien suppliant. Il lui fallait à tout prix des photos porno. J’avais déjà vu ce genre de regard, mais l’époque où je vendais des photos cochonnes était révolue.
« Va te faire enculer, eh, pervers ! », dis-je. Et j’ai poursuivi mon chemin sur Leavenworth en direction de la station de radio.
J’avais mieux à faire qu’à rester debout à un coin de rue à causer à des trous du cul d’obsédés sexuels. J’ai de nouveau frémi en songeant à la façon dont ces photos que je lui avais vendues à l’Exposition Universelle de 1940 avaient pu vieillir.